L'économie des biens immatériels

L'économie des biens immatérielsInformations[1]

La non rivalité des biens immatériels

La révolution numérique, la dernière en date des révolutions de la connaissance, s'alimente de l'échange croissant de biens informationnels : idées, données, logiciels, etc. Or, l'économie des biens immatériels diffère fondamentalement de l'économie des biens matériels. On ne peut donc comprendre les bouleversements induits par la révolution numérique si l'on reste prisonnier des schémas de pensée de l'économie des biens matériels.

À la différence des biens matériels, les biens immatériels sont « non rivaux », c'est-à-dire qu'on n'est pas en rivalité pour les consommer. À la différence par exemple d'un sandwich, que l'on ne peut plus manger une fois qu'on l'a donné, les idées et les autres bien informationnels peuvent toujours être utilisés par soi-même après qu'on les a donnés à d'autres. En fait, on ne « donne » pas une idée à quelqu'un, on la « copie » de notre esprit vers le sien, sans en perdre l'usage.

L'Internet et la copie à coût marginal nul

Dès le moment où les biens immatériels sont « numérisés », c'est-à-dire codés sous forme de nombres, ils peuvent être copiés à l'identique, à l'infini, sans aucune perte, ce qui n'était pas le cas avec les mécanismes de copie « analogiques » tels que les anciennes cassettes audio et vidéo. De plus, avec l'avènement de l'Internet, ces biens numérisés peuvent être copiés à « coût marginal » nul.

En économie, le coût marginal est le coût de copie d'un exemplaire supplémentaire d'un bien. Par exemple, dans l'industrie automobile, chaque voiture qui est produite nécessite une certaine quantité d'acier et de plastique, le travail d'ouvriers pour réaliser l'assemblage, etc. Tout ceci fait que chaque exemplaire d'une voiture a un coût unitaire, un « prix de revient », en dessous duquel on ne peut vendre la voiture sans être déficitaire dans son activité.

L'Internet est un système constitué de biens rivaux : ordinateurs, câbles terrestres et sous-marins, antennes relais, satellites, etc. L'électricité qui alimente ces équipements est aussi un bien rival, et une partie du montant de l'abonnement à votre fournisseur d'accès à Internet sert à payer les coûts d'amortissement et d'entretien de tout cela. Cependant, une fois payés ces coûts, de façon forfaitaire, l'acte de copie proprement dit n'occasionne aucun frais supplémentaire : la dépense d'énergie entre un ordinateur qui ne fait rien et un ordinateur qui copie est pratiquement la même. C'est ce qui fait qu'un bien immatériel peut être diffusé gratuitement, en des milliards d'exemplaires, dès le moment où son coût de production a été financé, alors que cela ne serait pas possible dans le monde matériel (l'envoi de milliards de DVD ne serait pas économiquement viable).

Les effets de réseau

L'Internet, en permettant la connexion instantanée à tout service, peut sembler contribuer à la liberté de choix des usagers. Cependant, cette apparente liberté se heurte à l'« effet de réseau ».

On appelle « effet de réseau » le fait que la valeur d'usage d'un bien augmente avec le nombre de personnes qui l'utilisent. Par exemple, si deux personnes seulement dans le monde sont abonnées au téléphone, vous n'aurez aucun intérêt à vous y abonner à votre tour, pour communiquer avec des gens que vous ne connaissez pas et qui parlent vraisemblablement dans une langue qui n'est pas la vôtre. En revanche, si trois quarts de vos amis ont déjà le téléphone, votre intérêt à vous abonner sera bien plus élevé.

Cet effet s'applique notamment aux réseaux sociaux. Par manque de temps, qui est une ressource rivale, et rare dans les sociétés modernes, on interagit habituellement au plus sur trois ou quatre plateformes de réseaux sociaux différentes. On choisira à chaque fois celles sur lesquelles nos interactions seront supposées nous apporter le plus grand bénéfice, donc en général les plateformes déjà utilisées par nos connaissances. Ces plateformes fonctionnent majoritairement selon le modèle de l'« économie de l'attention » : il s'agit pour elles de capter et de retenir le plus d'usagers possibles, afin de monétiser leur présence par la présentation de publicités, voire de collecter leurs données à caractère personnel afin de leur fournir une publicité personnalisée, plus rémunératrice pour la plateforme. C'est pour cela que, quand un usager ne s'est pas connecté depuis quelque temps, il recevra des « notifications » lui rappelant toutes les histoires passionnantes qu'il manque pendant qu'il fait autre chose avec son « temps de cerveau disponible ».

Les empires numériques ne sont pas éternels

On pourrait penser qu'avec l'effet de réseau, l'ensemble des usagers d'une plateforme n'aurait aucune incitation à la quitter, que d'autres seraient incités à les rejoindre, et que le marché resterait alors figé pour toujours. Ce n'est heureusement pas le cas.

Alors que les logiciels ne peuvent pas s'user, des phénomènes d'obsolescence et de répulsion peuvent cependant se faire jour. Par exemple, les enfants ne souhaiteront pas se retrouver sur la même plateforme que leurs parents, ou tout une communauté d'usagers pourra quitter « en bloc » une plateforme pour une autre, à l'image d'une « nuée d'oiseaux » quittant un champ pour un autre, parce que la nouvelle plateforme offrira un meilleur service et une ergonomie plus moderne. Cela a pu conduire certains services, autrefois hégémoniques, à la disparition, car connotés comme « trop vieux ». Le numérique n'ignore pas les effets de mode.