Le numérique et la quantification du réel

Les avancées scientifiques et les outils techniques ne sont pas sociétalement neutres : ils sont les produits de réflexions et de besoins exprimés qui correspondent à une vision de la société du moment. C'est ainsi que la roue, pourtant connue des populations précolombiennes d'Amérique du Sud, n'était pas utilisée par eux pour le transport de marchandises, ce travail étant dévolu à des colonnes de porteurs à pied et à des animaux de bât ; l'usage de la roue ne correspondait pas à leur vision de la société, et aurait privé d'emploi des milliers de personnes, remettant en cause leur modèle social.

Alors que, dans notre société positiviste, l'ordinateur et son usage sont présentés comme naturels et inéluctables, cet usage n'est largement accepté que parce que les sociétés occidentales se sont engagées, depuis des siècles, dans des démarches intellectuelles visant à la quantification du réel. Le fait de modéliser l'univers sous forme de nombres, et d'étudier les relations entre les phénomènes ainsi quantifiés, est à la base de la démarche scientifique formalisée en Occident à la Renaissance. Cette démarche s'est également exprimée dans les philosophies physicalistes et utilitaristes, ainsi qu'en économie. Cette quantification s'est rapidement étendue aux individus eux-mêmes, avec le développement de la numérotation des personnes (d'abord dans les univers carcéraux et militaires) et de la biométrie (avec la découverte de l'unicité des empreintes digitales et l'invention de la photographie).

La mesure du corps des personnes, mais aussi de leur comportement, est maintenant devenue une pratique courante : pratiquement tout fournisseur de service met en œuvre un système de notation de ses employés, voire même de ses usagers, comme c'est par exemple le cas dans les services de co-voiturage. Comme le dit un adage contemporain : « tout ce qui peut être noté le sera ». Les conséquences de mauvaises notations se font de plus en plus lourdement sentir pour les personnes, avec la mise en œuvre de mécanismes de profilage pour l'accès à des prestations (par exemple, les crédits bancaires), voire de « crédit social ».

Complément

Pour aller plus loin, vous pouvez consulter les ressources complémentaires ci-dessous :

- "Fichés ? Photographie et identification du Second Empire aux années 60", par Jean-Lucien Sanchez.

Exposition virtuelle disponible sur le site Crinminocorpus.org